PARTIE I
où l'enfance prend tout son sens

« Tu es sûre que ça va aller ? » Dora saute de son grand lit sans me répondre. Dans la chambre au papier peint vieillot, on entend tout un tas de bruits, mais que des bruits lointains, étouffés, comme si on avait mis un bouchon ou une sourdine : les musiciens de jazz, dans la rue, qui offrent un concert aux passants ; la bonne Évangéline qui hurle ses ordres dans les cuisines ; les rires suraigus des enfants qui jouent dehors ; les scansions qui s'élèvent de la cave -de l'enfer. Rien d'inhabituel, jusque là. En faisant grincer une latte du parquet, la gamine a l'impression d'être de trop, de briser cet équilibre lourd.
Elle ouvre la porte, mais à moitié seulement -il faut être discrète, silencieuse. La poupée, derrière elle, la regarde partir depuis l'oreiller en plumes d'oie. C'est sa complice, et Blue sait qu'elle ne parlera pas.
Maintenant, il faut descendre les escaliers. Une marche, deux marches, trois marches. La quatrièmes fait du bruit ; il faut sauter directement sur la cinquième. Collée contre le mur, Dora essaie de se faire toute petite, de cacher son ombre. Elle est hors-la-loi, elle est bandit, elle est rebelle. Elle sent l'euphorie, l'adrénaline du danger lui picoter les doigts, et tirer sur ses lèvres, et faire briller ses yeux. Si elle se fait avoir, Mama ne lui laissera pas de chance de s'expliquer. Elle aura beau coasser, rien n'allégera sa peine.

C'est lors de son premier jour d'école que Dora a compris la différence. Déjà, elle sentait les regards sur elle, la froideur, parfois même la peur. « Évite la, chérie, ne la regarde pas. Non, ne prends pas la moitié de son gâteau. Oui, elle pleure, mais ignore la. Elle ne t'apportera rien de bon. Elle porte malheur. » C'était son quotidien, à Dora. Alors elle a vite appris à faire avec, elle s'est conditionnée. Elle s'est cachée, elle a observé. Pourtant elle sentait toujours bon, Blue, et elle avait de jolis vêtements. Elle n'avait pas de bouton, ni de cheveu sur la langue, ni de sale manie. Et puis elle était riche, et généreuse, et intelligente. Alors pourquoi la mettre à l'écart ? Pourquoi s'acharner sur une pauvre gamine ?

Elle arrive devant la porte de la cave. D'habitude, on l'arrête toujours à ce moment, ou un peu avant. Un domestique qui passe, qui la ramène dans sa chambre, et elle n'ose plus en sortir. Mais pas cette fois. Cette fois, elle arrive à tourner la poignée, et à se glisser à l'intérieur -mais quand elle se retrouve enfermée en haut des escaliers en colimaçon, elle en regretterait presque de ne pas avoir été arrêtée. Mais maintenant qu'elle y est, elle ne fera pas demi-tour. C'est pas son genre.

La seule personne qui aime Dora, c'est la bonne Évangéline. Normalement, c'est juste la cuisinière, mais elle fait aussi office de nourrice et de couturière à la gamine. Elle, elle n'a pas peur. Elle, elle n'ignore pas. Elle, elle emmène Blue voir des concerts de jazz, visiter le bayou ou juste faire un tour sur un bateau à aube. Elle a grandi dans les effluves du gombo, avec une partition de musique dans la tête et le rythme jusque dans les orteils. C'est une Nouvelle-Orléanaise malgré son isolement, et entièrement grâce à la bonne Évangéline.
Évangéline, elle l'appelle « Petite Mademoiselle » et elle lui frotte le nez avec son tablier. C'est elle qui vient la réveiller le matin, qui lui fait sa tresse, qui se dispute avec les parents à la sortie de l'école parce-qu'ils regardent Dora de travers. Évangéline, c'est un ange -c'est son ange gardien, à Blue.

L'air devient moite, malodorant, irrespirable. Mais elle continue, Dora, elle doit continuer, elle doit savoir. Elle sent qu'en bas de ces marches, elle aura la réponse à toutes ses questions, elle découvrira pourquoi elle inspire tant de méfiance aux habitants de la Nouvelle-Orléans, si chaleureux habituellement. Alors elle descend, elle s'enfonce dans la terre, elle suit les scansions en fermant les yeux à cause des vertiges qui la prennent. Tout est confus, dans sa tête, dans son coeur, dans son ventre. Boum, boum, boum. Un tambour, maintenant. Puissant, aussi lourd que l'atmosphère, il la pénètre, il la fait trembler à chaque coup. Boum, boum, boum. Elle ne l'a jamais entendu, avant. Peut-être est-elle réellement arrivée en enfer, peut-être fait-elle un cauchemar ? Boum, boum, boum. A moins que ce ne soit son coeur qui ne s'emballe un peu trop, et dont les battements résonnent entre les murs trop proches, dans l'air brûlant, amplifiés à l'infini.

Elle se rappelle avoir déjà eu cette sensation, un jour. A l'école, une institutrice lui avait dit qu'elle était sale. Pourtant, elle était très propre, Dora. Elle était toujours très propre. Mais devant ce regard, devant cette moue, elle s'était sentie mal -elle s'était sentie sale. Alors en rentrant chez elle, le soir, elle s'était enfermée dans la salle de bain, et elle s'était lavée, elle s'était frottée jusqu'à être rouge, jusqu'à ce qu'elle ne sente plus ses mains. Non, elle n'était pas sale, Dora. Dora, elle sentait bon, elle se lavait deux fois par jour. Oui, Eudora était propre.. Très propre. Non, son âme n'était pas impure. Son âme sentait bon le savon et était aussi blanche qu'un linge.
Ou peut-être juste un peu moins blanche qu'un linge.

Dora rouvre les yeux quand il n'y a plus de marche à descendre. Elle y est. Qu'est-ce qu'elle est censée faire, maintenant ? Devant elle, il y a un grand rideau violet qui laisse passer une petite lueur orangée ici et là. Mais il n'y a plus de bruit. Plus que des chuchotements. Et malgré ses grandes oreilles, elle ne comprend pas ce qui se dit là-bas, Blue. C'est pressé, c'est anxieux, c'est rapide. Elle s'approche lentement, hésitante, et finit par regarder entre deux pans de toile. Et elle comprend enfin.

Depuis neuf ans, personne n'aime Dora. Depuis neuf ans, on la fuit, on l'ignore, on l'évite. Depuis neuf ans, on murmure sur son passage, on refuse ses cadeaux, on la regarde bizarrement.
Dora, elle porte malheur. Dora, c'est la fille de la sorcière.

PARTIE II
où un sourire change le monde

La maison est calme, pour une fois. Les volets sont fermés, scellés, condamnés. Pas de cris, pas de scansions, pas de rires. C'est l'heure morte de la Nouvelle-Orléans. L'heure où les enfants sont à l'école, l'heure où les adultes travaillent, l'heure où les domestiques sont partis au marché, et ceux qui n'ont rien à faire dorment, peignent, lisent ou s'occupent simplement, en silence.
Dora fait partie de la dernière catégorie. Elle na va plus à l'école -elle n'a plus le temps. Elle suit des cours totalement différents de ceux donnés aux enfants de son âge. Parce que Dora ne deviendra pas docteur, ni cuisinière, ni journaliste. Son destin, elle le connait. Mama lui a lu.

Ça fait un an, maintenant, qu'elle est connue dans la ville comme n'étant plus "la fille de la sorcière" mais "l'apprentie sorcière". Un jour, elle sera la maîtresse des ombres de la Nouvelle-Orléans, elle manipulera l'avenir des gens, et leur présent aussi, et elle lira leur passé. Elle saura tout sur tout le monde, elle pourra se venger de Susan Landry, lui faire payer ses moqueries qui faisaient onduler ses belles boucles blondes et rosir ses joues si blanches. Et puis d'ailleurs, maintenant, elle doit être terrifiée, Susan Landry, parce que Dora, elle a des pouvoirs de sorcière, de prêtresse vaudou. Il suffirait d'une aiguille dans cette petite poupée en toile. Juste une aiguille.
Mais pour le moment, elle doit ranger la cave.

Elle se retrouve souvent toute seule dans cette atmosphère lourde à laquelle elle s'est accoutumée, maintenant. Au milieu des talismans, des masques et des bocaux, beaucoup seraient effrayés. Mais pas Dora. Dora, elle a plus peur de Mama que de ce crapaud compressé dans sa cage de verre qui lui fait de l'oeil. Le crâne posé sur la table ne lui fait pas peur non plus. Et les ombres qui semblent bouger, qui semblent la suivre, ne lui donnent pas le moindre frisson. Et puis de toute manière, elle n'a pas le temps d'y prêter attention. Mama n'est pas là, et tout doit être propre pour quand elle rentrera.

Soudain, la cloche de la porte des visiteur se met à tinter. Et ça, ça la fait sursauter. Parce que Mama avait dit que personne ne viendrait, aujourd'hui -elle l'avait lu. Elle est presque en colère, Dora, parce que quelqu'un contredit Mama, quelqu'un contredit le destin. Personne n'en a le droit. Les cartes ne se trompent pas.
Mais elle met sa capuche, et elle attend. Elle sait ce qu'elle doit faire, c'est déjà arrivé. Elle doit faire peur, elle doit inquiéter. Généralement, ce n'est pas un problème pour elle. Avec ses grands yeux, sa petite bouche toujours en ligne droite et ses cheveux en bataille, elle fait peur. Où est ton sourire, petite Mademoiselle ? dirait la bonne Évangéline. Et Dora répondrait qu'elle l'a rangé avec le crapaud, dans un bocal.

Les pas se rapprochent, doucement, menaçants. Mais elle tient bon, Dora, droite, debout sur les longues échasses qui lui servent de jambes, elle ne tremble pas. Seules les personnes averties connaissent la maison de Mama. Elle n'a rien à craindre.
La toile violette frémit, s'agite puis s'ouvre. D'abord, elle ne voit pas grand chose, parce que le visiteur est grand et que sa capuche lui recouvre les yeux. Son effet est raté. Même si elle pourrait en rester là et se contenter de renvoyer l'homme aux chaussures vernies, elle a envie de voir son visage. Simple curiosité enfantine. Mais persistante. Dévorante. Mais Mama ne sera pas contente. Elle doit se tenir aux instructions. Alors elle se force à baisser les yeux sur la paume de sa main, où son texte est sagement écrit. « Bienvenue, Monsieur, dans l'antre des ombres et de la sorcellerie. Ici, tout ce en quoi vous croyiez va être... Qu'est-ce qui est écrit ensuite ? Elle doute, Dora, elle se perd, elle commence à perdre ses moyens. Va être c-contredit. Et... » Non, c'est trop tard, elle n'y arrive plus. Elle perd rarement ses moyens, pourtant, Dora. Mais quand tout ne se déroule pas exactement comme prévu, elle n'y arrive plus. L'improvisation, c'est pas son truc.

Mama ne va pas être contente. Mama va crier, gronder, pester. Tu n'es pas capable de réciter un texte ? va-t-elle demander. Tu ne sais pas parler ? Et elle continuera en crachant qu'elle ne pourra pas être sorcière, qu'elle n'aura sa place nul part, qu'elle sera seule. Dora, elle a peur de Mama. Dora, elle ne veut pas être seule.
Elle a envie de pleurer, mais elle se retient. Tu pleures, en plus ? dirait Mama. Tu pleures, et tu te prétends mon apprentie ? Non, non. Non, Dora ne doit pas pleurer. Elle doit sauver l'honneur, au moins ça.

Le silence s'est installé. Un silence si grand qu'elle pourrait se demander si le visiteur n'est pas déjà parti. Mais les chaussures vernies sont toujours là, et elle reflètent faiblement la lueur d'une bougie. Le visiteur a de grands pieds. C'est un homme silencieux avec de grand pieds. Peut-être est-ce un clown ? Un mime ? Peut-être est-il muet et il venait demander à Mama de lui rendre la parole ?
Dans un geste théâtrale, Dora relève un peu sa capuche et relève la tête. Sauver la mise, à tout prix. Elle met du temps à parcourir le corps du visiteur, si long, si étiré. A-t-il seulement une tête ? Est-ce une ombre qui vient tester l'efficacité de l'apprentie ? Ce ne serait pas la première fois. Alors Dora durcit son regard, fronce les sourcils et pince les lèvres. Tu dois faire peur, lui dirait Mama. Tu dois inquiéter.

L'homme est un peu barbu, mais pas trop. Il a les cheveux brillants, et des yeux très sombres qui brillent beaucoup. Il a l'air gentil. Et il sourit, d'un sourire doux plein de dents blanches. Mais il ne regarde pas Dora. Il détaille la pièce d'un air amusé, curieux. Et en le voyant, Blue, elle oublie de parler. Elle oublie qu'elle doit faire peur. Elle rougit, même, mais ça ne se voit pas. Elle ouvre grand ses yeux globuleux, parce qu'il est beau. Et il sourit.
Il se passe encore quelques minutes dans ce silence confortable. Elle l'observe, il détaille, mais sans la remarquer. Il va même jusqu'à faire quelques pas, à toucher un bocal, se pencher sur un gros livre. Et puis soudain, il se rend compte qu'il n'est pas seul, et il éclate de rire. « Je repasserai. » dit-il simplement. Et il fait demi-tour, disparait derrière le rideau, et bientôt, le bruit de ses pas s'éteint, lui aussi.
Il a une belle voix.

Le visiteur tient sa promesse. Il repasse le lendemain, et le surlendemain, et les jours d'après encore. Quand Mama n'est pas là, il se contente de regarder et de discuter avec Dora. Il ne cherche même pas à savoir où est la sorcière. L'apprentie semble lui suffire.
Dora, elle l'aime bien. Elle l'aime bien parce qu'il est intelligent, gentil, étrange. Et aussi parce qu'il lui sourit. C'est le seul qui lui sourit. Bien sûr, il y a la bonne Évangéline, mais ce n'est pas pareil. Son sourire à elle, c'est le même pour tout le monde. Lui, il ne sourit qu'à elle. Pas à Mama. Pas aux passants, dehors. N'allez pas croire qu'elle l'ait jamais suivi. Non, elle a juste pris le même chemin que lui un jour après qu'il soit passé à la maison, pour regarder si le Mississippi coulait toujours. Et c'était le cas.
Elle aime beaucoup le visiteur. Pourtant, elle ne sait pas grand chose sur lui. Elle sait simplement qu'il est anglais, et qu'il est professeur d'histoire. Elle sait qu'il s'appelle Isaac, mais qu'il n'aime pas particulièrement qu'on l'appelle comme ça. Pourtant, il ne lui a pas donné d'autre nom. Alors Isaac suffira.

Il revient souvent, le visiteur. Tellement souvent qu'Évangéline le connait, et que quand il propose à Dora de l'emmener manger une glace, la bonne accepte. Mais il est étrange. Il est étrange parce qu'il n'a pas peur de la magie vaudoue. Il est étrange parce qu'il a même l'air de trouver ça drôle. Il est étrange parce que quand les vitres explosent, à la maison, quand il raccompagne Dora et lui annonce qu'il repart pour l'Angleterre le lendemain, il n'a pas l'air de trouver ça bizarre -il semble même content. Dora ne comprend pas, la bonne Évangéline ne comprend pas, Mama ne comprend pas, et lui il agite la main innocemment et disparait au coin de rue.
Mais il reviendra l'année prochaine. Il l'a promis à Dora.

PARTIE III
où la sorcière ne joue plus à la poupée

Doucement. Respirer doucement. Tout va bien, il faut se calmer. Doucement.
Recroquevillée, les mains sur les oreilles, Dora se balance d'avant en arrière. Ses boucles brunes s'agitent doucement autour de son visage, rassurantes, légères. Tout va bien. Tout va très bien. Elle arrive même à trouver un certain réconfort dans le crépitement incessant qui parvient à entrer dans ses oreilles malgré tous ses efforts pour se les boucher. Tout. Va. Bien.

Plus rien ne se passe comme prévu. Tout va de travers, et Dora, elle sait que c'est de sa faute. Quand elle est là, il se passe des trucs étranges. Dès qu'une émotion un peu trop forte l'agite, les objets s'envolent, une mini tornade apparait ou des éclairs jaillissent de nul part. Même Mama, ça la dépasse. Elle ne veut plus la laisser sortir, elle ne veut plus la laisser l'approcher. Dora est seule, cette fois, tout le monde a peur d'elle. Elle sent une barrière entre elle et les autres. Évangéline ne la regarde plus comme avant.

Mais il ne faut pas y penser. Il faut se calmer. Parce qu'autour, le feu ne se calme pas. Le grand cercle de flammes qui l'entoure continue de brûler, de faire reculer tous ceux qui peuvent regarder la scène. Demain, l'évènement fera les grands titres des journaux de la ville, peut-être même de la région toute entière. L'apprentie sorcière de la Nouvelle-Orléans fait son propre bûcher. Et malgré la panique qui lui tord le ventre, la peur qui faire bondir son coeur comme un danseur de claquettes, elle sourit, Dora. Elle sourit parce pour une fois, on ne pourra pas l'ignorer. Mais, pour une fois, elle n'est pas sûre que ce soit bien. Parce que, pour une fois, Dora aussi, elle a peur de Dora. Elle n'a personne pour lui essuyer le nez, où la sueur vient terminer sa course après avoir parcouru son front ou ses joues. Personne pour la traiter d'incapable, de mauvaise apprentie. Personne pour la regarder avec de grands yeux effrayés, méfiants, inquiets. Personne. Elle est seule. Il y a beaucoup de monde, autour, mais elle est seule, totalement seule. Et c'est peut-être ça qui lui fait le plus peur.

Il faut la comprendre. Dora, elle a toujours été seule. Ça ne la dérange pas, d'habitude. Mais c'est parce qu'en secret, elle rêve qu'un jour, quelqu'un voudra bien lui prendre la main et la sortir de sa solitude, pour faire un bout de chemin avec elle. Et là, avec les grandes flammes jaunes qui la coupent du monde, elle a peur, parce qu'elle se dit que ça n'arrivera jamais. Elle est seule, et elle n'a même plus de rêve auquel s'accrocher, pas le moindre espoir.

Sa gorge lui fait mal, elle a les yeux secs, et rouges, et irrités, et elle peine à respirer. Le feu reste étrangement à sa place, alors c'est la fumée qui se charge de la sale besogne. Elle a que onze ans, Dora. Mais la fumée, elle s'en fiche. Elle l'emprisonne, épaisse et sombre, sans aucune pitié.
C'est peut-être parce que Dora, c'est le Diable. C'est ce que Mama répète sans cesse, ces temps-ci. Et les domestiques, et les gens dans la ville aussi. Même Évangéline semble le penser. Et Dora est seule.

Alors elle rouvre les yeux autant qu'elle peut, même si elle ne voit pas grand chose. Elle rouvre les yeux pour affronter les ombres qui vont venir, et elle espère leur faire peur.
Mais ce qu'il y a devant elle, ce ne sont pas des spectres noirs. Non. Ce qu'elle voit, juste sous son nez, ce sont de grandes chaussures vernies, où les flammes environnantes se reflètent.
Le visiteur a tenu sa promesse.

Le lendemain, Dora reste prostrée dans son lit. Et le surlendemain aussi. Et les jours d'après encore. Elle se demande qui elle est -ce qu'elle est. Mama a peur d'elle, alors ce n'est pas une sorcière. Personne n'est là pour la guider -et ce n'est sûrement pas ce médecin qui passe chaque jour pour voir son état qui saura le faire. Peut-être est-elle vraiment le diable, finalement ?
Elle se tourne et se retourne, dans son grand lit. Dans la semi-pénombre, je vois ses grands yeux verts briller. Des yeux de chats. Sauf qu'elle ne voit pas la nuit.
Elle se tourne, se retourne et finit par me regarder. Elle aimerait que je la réconforte, que je réponde à ses questions, mais je ne peux pas. Déjà, parce que je n'ai pas plus de réponses qu'elle. Ensuite, parce que je ne peux pas parler sans elle.
Alors elle se tourne, se retourne et soupire. Comme toutes les nuits depuis le dernier incident, Dora ne dormira pas beaucoup, ce soir.

Le matin suivant, des coups contre la porte viennent la réveiller. Trop tôt pour que ce soit le médecin, trop tard pour que ce soit la bonne Évangéline qui apporte son petit-déjeuner. Et puis celui-ci, il n'attend pas qu'on lui dise d'entrer pour ouvrir la porte. « Bonjour, Eudora ! claironne une jolie voix grave. Comment vas-tu, aujourd'hui ? Remise ? » Mais au lieu de répondre, Dora rougit. Comme toujours, elle oublie de parler. Est-ce qu'elle est remise ? Est-ce qu'elle va bien ? Elle n'est plus sûre. « Je t'apporte quelques bonnes nouvelles. » annonce Isaac en ouvrant les volets, comme la métisse ne répond pas.

D'autres gens comme elle. Il existe d'autres gens comme elle. C'est ce qu'Isaac est venu dire à Dora. Et il va l'emmener les rencontrer. Parce que lui aussi, il est comme elle.
Dora n'est pas le diable. C'est une sorcière. Alors Mama elle est quoi ? Mama, c'est une attraction, c'est pas une sorcière. Et être une sorcière, ce n'est pas mal. Il y a des gens comme Dora. Dora n'est pas le diable.

Il faut encore deux semaines avant que Dora ne quitte sa Nouvelle-Orléans natale -le temps de signer quelques papiers. Tout va très vite, mais c'est toujours trop lent pour elle. Mais quinze jours plus tard, la bonne Évangéline lui frotte le nez une dernière fois, et elle monte sur une grande péniche, totalement différente des bateaux à aube auxquels elle est habituée. Elle sera bientôt chez elle, Dora. Elle sera bientôt en Angleterre, chez les sorciers. Elle ne sera plus jamais seule.

PARTIE IV
où de grands yeux fixent Poudlard

Le grand-père est mort.

Quand elle est arrivée en Angleterre, Dora, elle avait onze ans. D'un coup, son monde a changé, sa vie a basculé, plus rien n'était pareil. Sa grande maison avait été remplacée par un appartement pas bien grand -« C'est cosy. » disait Isaac. D'un coup, elle était plus toute seule, elle avait Isaac qui s'occupait d'elle. Elle sait pas trop ce que c'est, pour elle, Isaac. Officiellement, c'est son « tuteur », mais elle, elle le voit plus comme un mélange de grand frère, de papa poule et de prince charmant. Elle a jamais compris non plus pourquoi il avait décidé de s'occuper d'elle, et quand elle lui pose la question, il lui répond qu'il avait toujours voulu ramener un petit bout de Louisiane avec lui, et que devant sa petite bouille de mini sorcière vaudou, il avait craqué. Alors Dora, elle se vexe un peu, parce qu'elle a l'impression de n'être qu'un vulgaire cadeau souvenir ; mais elle aime tellement Isaac qu'elle lui pardonne quand même. D'un coup, Dora, elle est importante pour quelqu'un d'autre que pour la bonne Évangéline. Et les câlins d'Isaac sentent meilleur que ceux de son ancienne nourrice adorée.

Quand elle est arrivée en Angleterre, Dora, elle avait onze ans, et Isaac est tout de suite allé voir Dumbledore pour inscrire la gamine à Poudlard. Comme il est professeur d'histoire de la magie, là-bas, il n'a pas eu de mal à convaincre le vieux barbu d'accepter la Nouvelle-Orléanaise, et rapidement, Dora a rencontré celui qu'elle appelle désormais "le grand-père". Il lui a tout de suite plu, avec ses yeux rieurs et son air modeste malgré son renom.
Il lui a ouvert les portes de Poudlard, et en même temps, il a permis à Dora de s'ouvrir au monde. Mais Dora, elle était pas habituée aux gens, aux sourires. Au milieu de ces sorciers pleins de vie et de joie et d'histoire de sorciers adolescents, elle faisait un peu tâche -et c'est toujours le cas. Au grand dam d'Isaac, qui la surveillait en douce dès qu'il le pouvait, elle n'y arrivait pas. Comment était-elle censée changer des habitudes vieilles de onze ans, elle qui avait eu tant de mal à les gagner ? Alors Dora, elle faisait un peu comme avant, elle observait, elle ne cherchait pas à s'intégrer, elle ne parlait pas beaucoup. Quand on l'emmenait chez le directeur du château parce qu'elle n'avait pas l'air de suivre en cours, ou qu'elle "s'amusait à effrayer ses camarades", elle ne comprenait pas ce qu'on lui reprochait. Parce que pour elle, tout avait changé. Elle se sentait bien, elle n'était plus seule. Juste un peu dans son monde.
Et puis de toute manière, elle aimait beaucoup aller voir le grand-père. Il faisait mine de la gronder, lui disait de faire des efforts, puis lui offrait un bonbon et lui disait de ne pas écouter les gens qui lui disaient qu'elle était étrange, et il riait, alors elle riait aussi -même si elle ne comprenait pas, parce que personne ne disait à Dora qu'elle était étrange.

Et les années sont passées à une vitesse incroyable ; Dora s'est assagie, embellie -maintenant, ses yeux n'ont plus l'air si gros, et elle sait cacher ses oreilles décollées-, et elle a gagné beaucoup de confiance en elle. Un peu trop, peut-être. Mais c'est pas sa faute, à Dora. Tout le monde lui dit qu'elle vaut mieux que les autres, parce qu'ils s'inquiètent pour elle à cause de son excentricité. Alors Dora, elle a fini par le croire. Elle sait qu'elle est "incroyable", "unique" et "supérieure à tous ces imbéciles". Alors elle sourit, et ça se voit jusque dans son sourire, qu'elle sait tout ça. Mais elle reste à part, dans l'ombre, parce que l'ombre lui va beaucoup mieux que la lumière, et que de toute manière, ça ne l'intéresse pas, d'être regardée. Qu'ils l'ignorent donc. Elle vaut mieux qu'eux.

Mais maintenant, le grand-père est mort. Et lui, c'était un des seuls qui valait mieux qu'elle. Un des seuls qu'elle appréciait sincèrement. Mais elle ne pleure pas, Dora, elle ne pleurera pas. Parce que Mama dirait que ce n'est pas digne d'une apprentie sorcière. Ça inquiète d'ailleurs beaucoup Isaac. Il veut qu'elle voie un psychologue. Mais elle va très bien, Dora. Elle ne veut juste pas pleurer quand tous les autres pleurent. Parce qu'elle vaut mieux qu'eux. Elle vaut mieux que vous tous.

Dora, elle sait qu'elle vaut mieux que vous parce qu'elle est une double sorcière. Elle est sorcière, et elle est prêtresse vaudou -ou en tout cas, elle aspire à l'être. Elle lit beaucoup de livre, prépare beaucoup de potions qui ne plairaient pas à Isaac, et elle m'a moi, un petit bout de son ancien monde. Qui je suis ? Je suis elle, mais en miniature. Et en toile. Dora, elle ne joue plus à la poupée ; elle joue avec les gens grâce aux poupées. Et c'est aussi pour ça qu'elle est mieux que vous tous. Et qu'elle le sait.

Mais le grand-père est mort. Alors la mort, ça lui semble beaucoup plus réel, d'un coup. Les ombres qui rôdent dans Poudlard lui semblent beaucoup plus menaçantes. Les bruits qu'elle entend grâce à ses grandes oreilles l'inquiètent beaucoup plus. Mais vous ne pourrez pas le deviner. Parce que Dora, elle a rangé son sourire dans un bocal et a volé un des masques de la cave. Vous ne pourrez pas deviner non plus ce qu'elle pense du Conseil, parce que Dora, elle ne se rebelle pas, elle, elle ne peste pas, elle. Et puis de toute manière, elle n'en pense pas grand chose. Elle se demande simplement pourquoi on a confié le pouvoir d'une école à des gens totalement étrangers à l'éducation, et pourquoi on ne l'a pas confié à Isaac -ou aux directeurs de maison, en général, comme au temps des fondateurs. Il y en a qui l'inquiètent, en plus, dans ce Conseil, qui ont des têtes de truands, ou de vendeur d'aspirateur. Mais tant qu'ils ne renvoient pas Isaac, Dora, elle se fiche de ce qu'il feront. Elle aime l'ordre, elle aime les règles, et de toute manière, elle ne saurait pas quoi faire de trop de liberté. Elle aimerait juste pouvoir sortir un peu plus, le soir, parce qu'elle adore le noir, l'ambiance si particulière des couloirs vides -même si maintenant, elle flipperait un peu si elle se retrouvait seule hors de son dortoir, la nuit. Dora, elle est neutre-moins -mais Isaac n'a pas l'air d'apprécier cette nouvelle direction, alors Dora a décidé de ne pas l'apprécier non plus.
Dora est une poupée. Et une poupée, ça ne parle pas. Même quand le grand-père meurt. Même quand un morceau de cadavre se retrouve dans son paquet cadeau, à Noël. Pourtant, elle a eu envie de vomir, de pleurer, de crier et de partir en courant, tout à la fois. Elle en a déjà vu, des cadavres ; mais ce n'étaient que des crânes parfaitement nettoyés, tellement blancs qu'on en oubliait qu'ils étaient vrais. Cette fois, ça lui a semblé réel, beaucoup trop réel. Mais elle a juste reposé la boîte, et elle est partie sans un mot. Elle n'a pas dormi, cette nuit-là. Mais elle n'a pas pleuré. Mama serait fière.
Dora, elle a son petit monde à elle. Elle n'en veut à personne et n'aime que très peu de monde. Elle arrive à se contrôler, parce que Dora, c'est une poupée. Et une poupée, ça n'a pas d'émotions.